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De simples songes - Chapitre 3



Chapitre 3




Le jeune homme n’avait pas menti, ils étaient bien dans cette vieille usine reconvertit. Du haut d’un immeuble, je les observais avec mes jumelles. Le bâtiment disposait de deux entrées : une pour ce qui était autrefois l’accueil et l’autre de service. L’ensemble était grillagé et gardé. Il y avait plus ou moins une dizaine de personnes armées gardant constamment les lieux. Les trois miradors de fortunes disposés autour contenaient un garde à chaque heure du jour et de la nuit. Cependant, la défense était loin d’être optimale, mais n’était pas inefficace pour autant. S’infiltrer était faisable, cependant cela comportait de gros risques. De plus, ceci n’était que le moindre de mes soucis. Non, le véritable problème serait d’évacuer la cinquantaine d’enfants emprisonnés sans me faire repérer. J’avais beau me figurer tout les scénarios possible, imaginer diverses solutions, aucun ne me semblait crédible ou réalisable. Je devais me débarrasser des gardiens. 
Comment réussir cela ? Pour le moment, je n’en avais aucune idée. Il allait falloir que je me montre patiente et que je récolte toujours plus d’informations sur ces soldats. Au vu de leur comportement et de leurs manières, ce n’était probablement pas de vrais professionnels. Je pouvais me servir de cette inexpérience. 

L’attente est quelque chose d’atroce, les journées à observer les allers-retours de ces monstres… Voir des enfants amenés de force dans ce sinistre endroit. Voir l’indifférence des bourreaux devant les pleurs. Voir ces mêmes êtres rire, jouer au foot ou aux cartes… Toutes les nuits, je rêvais de nouvelles méthodes pour les faire payer. Mais ce n’était pas ça le pire, c’était d’être la spectatrice impuissante de l’asservissement des gamins, de ma fille… Ils travaillaient tous les jours dans un vaste champ dégagé derrière l’usine. De l’après-midi au soir, ils remuaient la terre et mettaient en culture différentes pousses. Les réticents étaient battu violemment par les gardes. Les enfants trop faibles ou trop peu performants au champ servaient au ménage ou à la cuisine. Les gardes avaient un rite étrange le matin, ils réunissaient les petits dehors les beaux jours et à l’intérieur les jours de pluie. Ils était tous assis devant un homme accompagné d’un paper-board. Je me suis rendu compte que ce type leur faisait la classe. Je ne m’expliquais pas pourquoi ces ordures s’embarrassaient à instruire ceux qu’ils considéraient comme des esclaves. 
Les pré-adolescents avaient droit à un traitement différent. Ils partaient parfois avec les adultes et devaient suivre une sorte d’entraînement. Apprentissage du combat au corps-à-corps et aux armes à feu. Apprentissage d’une discipline de fer. Régulièrement, un gardien les enfermait dans une boîte exposée au soleil ou les humiliait publiquement. Il était interdit de se plaindre ou de détourner les yeux lors des sévices, sous peine de dégradations supplémentaires. Pendant ce temps, un type clamait avec un mégaphone les vertus du courage et de l’abnégation. 

Une nuit, tard, j'ai vu un des soldats sortir de l'usine. Il était habillé différemment de ce à quoi j'étais habituée : il portait un costume, une cravate et aucune arme. Suivi de quatre gardes, il a pris par la main le plus âgé des gamins qui l’attendait dans la cour. Les autres soldats présents ont fait une haie d’honneur pour le cortège jusqu’à la sortie. Ils hurlaient un nom : « HENRI, HENRI, HENRI… ». L’adolescent, bien que semblant terrifié, bombait le torse avec fierté. Le groupe a marché lentement le long de la rue pendant plusieurs dizaines de minutes. Furtivement, j’espionnais leurs déplacements. Ils sont arrivés dans un ancien musée éclairé à la seule lumière de leurs lampes. J'ai réussi à rentrer sans me faire repérer et ai observé la scène depuis un recoin sombre. C’était un vaste hall et Henri s’était positionné en son centre, accompagné de l’homme. Le reste de la troupe était située sur des passerelles entourant l’immense pièce. Cela a duré pendant près de cinq heures, pendant lesquelles le type injectait je-ne-sais-quoi au gamin, à intervalles réguliers. Puis, un bruit a retenti dans les ténèbres. Celui que je supposais être le chef l'a pris par les épaules et lui a murmuré quelque chose à l’oreille, avant de se placer devant l’unique sortie. 
Le bruit s'est fait de plus en plus fort. Sorte de pas mêlés de petit couinement porcin. Cela semblait venir de loin, de très loin, mais se rapprochant petit à petit. À mesure que le songe approchait, la confiance de l'adolescent diminuait. Ses jambes commençaient à trembler et ont fait de petits pas en arrière. Les hommes ne cessaient de l’encourager et de l’acclamer. Malgré cela, Henri ne semblait pas plus rassuré. Un couinement a retenti, fort, comme s’il n’était qu’à quelques mètres. L’enfant a tenté de prendre la fuite. L’autre l'a retenu puis repoussé vers le hall, faisant fi des supplications. Il hurlait aux adultes de l’aider, mais ces derniers restaient sourds, l’acclamant toujours. Un autre couinement a totalement couvert le brouhaha. Nous nous sommes tous couvert les tympans. Et, dans un relatif silence, le songe est apparu. C’était un homme exagérément obèse de plus de deux mètres. Son visage était caché par une tête de cochon. Une tête qui semblait être celle d’un véritable cochon. Le cauchemar était nu, et agitait un couteau de boucher. Mais ce n’était pas le plus perturbant. Il était coupé en deux verticalement. Les parties reliées entre elles par ses tripes ainsi que ses viscères tendues et dégoulinantes de graisse. Je ne pouvais pas l’aider, personne ne pouvait vaincre le songe de quelqu’un d’autre. Pas tant que ce dernier n’était pas émancipé, en tout cas. 
Il s’approchait vite d’Henri, poussant une série de grognement rapide et nerveux. On sentait une grande réjouissance dans ses éructations. Il voulait le gosse, il le voulait à tout prix. Ce dernier a repris immédiatement la fuite. Et encore une fois, il a été arrêté. « Isaac, sauve moi ! Il va me faire du mal ! », suppliait le pauvre garçon. Isaac a fermé les yeux tout le tenant fermement, et s'est penché. « Détruis tes peurs », lui a-t-il répondu en le poussant vers la créature. L’enfant s’est écroulé au pied de son songe, qui s'est jeté goulûment sur lui. La chose a dévoré vivant l’adolescent tout en le lardant de coups de couteau. La sauvagerie de la scène était abominable, l’horreur plus qu’inhumaine. Je crois qu’un des soldats s’est évanoui. Les autres ont mis en joue la créature, au cas où elle s'éveillerait. Ce n'est pas ce qui s'est passé. Après avoir englouti la plus infime trace d’Henri, elle a disparu dans l’obscurité. 
Le lendemain, Isaac a organisé un enterrement avec un mannequin habillé des affaires du défunt en guise de corps. L’oraison funèbre s'est résumée à un discours ventant les mérites du courage, de la discipline et de la collectivité afin d’éviter un sort similaire à celui du malheureux. Ce type était vraiment une ordure de la pire espèce. Il érigeait la mort d'un enfant, une mort dont il était responsable, en arme de propagande. Je me suis jurée que j'allais le tuer. 

La même nuit, j'ai vu une ombre se faufiler. Essayant de déjouer la surveillance des sentinelles. Elle est parvenue à s’éclipser hors de l’usine. J'ai regardé le gaillard courir au hasard des ruelles, et rentrer dans un immeuble à des kilomètres de là. C’est sans difficulté que j'ai pu le pister, il n’était pas d’une grande vigilance. Je l’ai observé s’effondrer sur des marches au rez-de-chaussée de la bâtisse. Peu de temps après, il a sombré dans un sommeil profond. Je suis alors rentrée à pas de loup. J’ai éloigné son fusil de lui et vérifié s’il avait d’autres armes. 
Ceci fait, j’ai relevé son chapeau posé sur ses yeux, et braqué ma kalachnikov : 

« Debout, lève toi ! » Il a émergé en panique et mis quelques secondes avant de comprendre sa situation. Il m'a lancé un regard interloqué. 
« T’es qui ? » Il avait l’air confus et légèrement alcoolisé. 
« Une maman très en colère, connard ». À ce moment, je me demandais encore si j’allais le laisser en vie. 
« ... » Il a simplement détourné le regard, il se sentait encore plus coupable qu’apeuré. 
« Pourquoi tu t’es enfui ? Qu’est-ce qui se passe là-bas ? Tu vas tout me dire sur tes amis. ». Mon ton était particulièrement intimidant, et je savais que ce type n’allait pas me résister longtemps. 
« Je ne peux plus supporter ça, ce groupe… Ces méthodes. À quoi bon survivre si c’est pour devenir… Des barbares… Hier, c’était trop… Ce pauvre... » Je pensais qu’il était sincère, mais je me foutais de ses remords. 
« Et tous ces gosses mis en esclavages ? Ça devait être dur de profiter d’eux, aussi ? » J’espérais que ce demeuré saisirait le sarcasme. 
« Le but est de les renforcer, de leur permettre d’affronter leurs peurs ! Tout en assurant la survie de notre communauté ! Ce n'est pas avec de la complaisance que... » Mes reproches semblaient l’avoir choqué au plus profond de lui. 
« Va dire ça à Henri !
Comment tu... ? (j'ai rapproché le canon près de son visage avant qu’il ne puisse finir son interrogation) C’était… De trop. Tu as raison, j’en ai marre des conneries d’Isaac et de cette putain de communauté. T’as peut-être raison, je mérite de mourir. Alors vas-y, j’suis trop fatigué pour lutter » Il s'est levé partiellement, découvrant son visage barbu et usé. Il m'a fixée, les yeux emplis de désespoir.  
« Est-ce qu’une petite fille nommée Mathilde te rappelle quelque chose ? Cheveux courts et bruns, yeux verts, habillés avec un sweat vert et d’un jean, elle va bien ? » J'ai fait preuve d’une incroyable maîtrise de moi-même pour poser cette question sans que mon ton ne trésaille. 
« Oui, elle travaille en cuisine depuis peu.
Vous êtes combien ?
19 gardes et 46 enfants.
Combien de gardes permanents à l’intérieur de l’usine ?
– Deux. 
Les enfants sont ils enchaînés ?
Non, ils sont enfermés dans une pièce la nuit, un mec à la porte. 
Parfait, t’as vraiment des regrets ? » J’espérais pour lui qu’il saurait se montrer convainquant. 
« Hier, j’ai vu Henri se faire bouffer par un démon. Et nous, les adultes qui sommes sensés le protéger, nous sommes restés sans rien faire… Toutes les théories à la con d’Isaac ne changeront rien à ça, nous irons brûler en enfer... Ouais, j’ai des regrets. » Sa voix était chargée, comme si elle supportait un poids trop lourd pour elle. 
« Tu peux te racheter… Partiellement. Aide-moi à sauver les enfants. Aide moi à trouver une manière de les sortir de vos griffes. » Je ne saurais dire pourquoi j’ai accordé si facilement ma confiance. Naïveté, intuition, lassitude ? Aucune importance, en fin de compte… Il  a réfléchi un instant. 
« D’accord, ce sera l’occasion de ma rédemption. Réparer mes pêchés.
Garde ton baratin déculpabilisant pour toi. » Il n'était pas question que j’écoute les complaintes de ce salopard. 
« Je crois savoir comment te faire rentrer sans éveiller les soupçons. Je peux te faire passer pour un zombie. 
Un Rêveur ? Qu’est-ce que tu veux dire ? » Ils avaient des rêveurs à l’intérieur ? Comment ce faisait-il que je n’en avais jamais vu ?
« Rêveur, le nom est plus poétique...
Bref…
Eh bien, nous en amenons parfois discrètement, des inoffensifs. Isaac exige que les enfants ne les voient pas. Ils sont transportés dans des caisses. C’est pour ça que tu ne les as jamais vus, je suppose » Il mâchait ses mots, comme pour écourter un sujet particulièrement déplaisant. 
« Pourquoi, qu’est ce que vous en faites ? » Je connaissais la réponse, au fond de moi, mais j'ai été ingénue sur le moment. 
« Les hommes et les femmes ont parfois des besoins, et tous ne veulent pas les assouvir entre eux... » Il devenait rouge de honte et bafouillait ses phrases. 
« Stop, ça suffit ! Donc, tu veux me faire passer dans une caisse comme Rêveuse ?
Non, je fais croire aux vigiles que je t’ai fait sortir afin de… Tu vois. Et que je te ramène à l’intérieur. Il y en a tellement que personne ne se posera de questions. C’est le moyen le plus rapide et sûr ». Il n’était pas à l’aise du tout, et l’idée de côtoyer un nécrophile ne me mettait pas à l’aise non plus. Me débectait pour être exacte. 
« Très bien, faisons cela. » Il s'est levé et a remis son chapeau à la fin de ma phrase. 
« Je m’appelle David au fait, et toi ?
La ferme et avance. » Ce type me répugnait. 

Nous sommes arrivés non loin du parvis de l’usine. Je me suis stoppée. 
« Une fois rentrée, tu me rejoindras rapidement. Et tu suivras mes instructions pour nous débarrasser de tes anciens camarades ». 
Non, je ne tuerai aucun d’entre eux. Et je refuse de t’aider à le faire. » Je me suis retournée vers lui, le fusil pointé sur son ventre. 
« Tu peux me trouer, mais tu n’auras jamais de meilleure occasion de sauver les enfants. » Il avait peur, cela se voyait, mais il a fait face avec un certain courage. J'ai pesé le pour et le contre. J’en suis arrivée à la conclusion que ma vengeance n’était pas la priorité. 
« D’accord, mais je veux Isaac.
Je me moque du sort de cet enfoiré. Les autres, je vais leur apporter du café avec du somnifère. Ne t’en fais pas, tu n’auras pas de problème pour sortir. Il y a cinq personnes de garde, huit qui dorment et le reste en collecte. Je m’occupe de tout ce beau monde. Par contre, il va falloir que tu retires tes vêtements. Aucun des Rêveurs n’en a... » C’était dangereux, les Rêveurs ne sentaient pas le froid, mais moi oui. Si j’avais ne serait-ce qu’un frisson, je risquais d’être démasquée. 

Je me suis exécutée et David m'a donné un masque. Il fallait croire que nous avions un point commun, eux et moi. La nuit était glaciale et je peinais à marcher. Je ne sentais déjà plus mes doigts. Nous nous sommes avancés devant l’entrée, essayant tout de même de rentrer subrepticement. Hélas, un « HALTE » nous a figés tous les deux. Une femme est descendue de son mirador et venue vers nous. Je suis restée droite comme un piquet, me concentrant sur tout sauf le vent gelé qui chatouillait mon dos. 
« Salut, David. Qu’est-ce que tu fous avec ce zombie ? 
Salut Cathy, eh bien, j’avais envie de me détendre loin de la maison ». 
Je sentais mon nez couler. Dépassant ma bouche et roulant sur mon menton. Mes poils hérissés sur tout le corps. 
« Tu aurais dû me prévenir, t’imagines, tu serais tombé sur Isaac ou un des lèches-cul… Tu aurais été corvée de récolte pendant trois mois ». 
Je tenais difficilement, j’avais l’impression que mes membres s’enflammaient, que des engelures poussaient sur chaque recoin de ma peau. Je n’en pouvais plus. Je n’allais pas tenir. 
« En parlant de ça… Je vais vite la renvoyer à la réserve avant de me faire choper ». 
C’était terminé, je ne pouvais plus me retenir, les insupportables picotements allaient avoir raison de moi. Puis il m'a pris par la main en vitesse sans attendre la réponse de son amie. 
« Dépêche-toi ! »

Nous sommes entrés dans l’usine. C’était rempli de vivre, de provisions, de divers nécessaires de survie… Il y avait une telle abondance… Je n'ai pas pu m’empêcher d’être admirative devant cette richesse. Devant les trois camions à grande contenance, le bus, les dizaines de caisses de provisions… J'ai pris une grande inspiration, reprenant ainsi ma concentration. Nous sommes passés devant deux gardes en train de jouer aux fléchettes qui ont fait un sourire complice à leur compagnon. Nous sommes ensuite montés à l’étage pour atteindre une pièce sombre. Il m'a dit d’attendre qu’il s’occupe des deux gars du bas avant de sortir. 
L’attente a duré près d’une heure, pendant ce temps, j'ai saisi une lampe et vu l’endroit. Un immense débarras reconverti en harem. Quelques canapés et lits poussiéreux, mais surtout une cinquantaine de Rêveurs masqués et nus, des deux sexes et de tous âges… J’ai vite éteint la lumière en espérant que David ne traîne pas. Lorsqu’il a rouvert la porte, il m'a fait signe de descendre. 
« Je vais dégager la sortie, tu peux aller prendre les enfants. » Il m'a lancé un set de clefs. 
« Non, d’abord Isaac. Je m’occupe de lui en premier.
Très bien. Ses quartiers sont à l’étage du dessus. Il l’a insonorisé, alors personne n’entendra les coups de feu. Bonne chance. » Je lui ai répondu par un léger signe de tête. 

J'ai récupéré armes et vêtements sur les corps inconscients et dans une des caisses. Puis gravi les marches, plus déterminée que jamais à en finir. Je suis arrivée devant la dernière porte du dernier étage. J’ai tourné la poignée et pénétré dans la grande pièce. Isaac était là, assis derrière une table à manger, accompagné d’un jeune homme, un autre Rêveur. Tout l’endroit était aménagé comme un petit appartement. Il y avait plusieurs pièces, dont deux chambres, une salle de bain, un salon… L’homme a relevé la tête, ne masquant pas sa surprise. De près, il perdait beaucoup de son charisme. Ce n’était qu’un bonhomme dégarni et ridé à la quarantaine vieillissante. J'ai fermé la porte du pied, tout en gardant l’arme pointée sur lui, prête à tirer.  
« Qui êtes-vous ? » Il a posé sa serviette sur la table. « Quelqu’un qui ne m’approuve pas, vraisemblablement. » Il soutenait mon regard, sans ciller. 
« Pas vraiment, non, tu as enlevé mes protégés, ma fille ! Pour les réduire en esclavage ! » Il allait devoir répondre de ses actes. 
« Tous les enfants que nous avons recueillis étaient sous-nourris, certains aux portes de l’adolescence et ce que cela suggère… Nous leur apprenons à être forts devant leurs peurs, à résister… Nous leur offrons une vie meilleure, des chances de survie. » Il se foutait de moi ? Comment pouvait-il affirmer de telles choses ? 
« Et Henri ? Il a eu de meilleures chances de survie ? Bouffé par son songe après avoir trimé pour toi !
Je n’ai pas le pouvoir de les sauver, simplement de mieux les armer. La réussite n’est pas assurée, mais mon éducation offre de plus grandes garanties qu’une autre, complaisante, n’apportant presque aucune chance de résister à ces… Choses ». Il a regardé brièvement le Rêveur à côté de lui, j'ai vu une étincelle de tristesses défigurer son faciès.  
« C’est comme cela que tu justifies tes pratiques dégueulasses, ton esclavage immonde… » Bordel, il croyait vraiment à ce qu’il racontait ? 
« Ils travaillent pour la survie de tous. Cela permettra de pérenniser nos denrées, donc assurer notre futur. La brutalité et la discipline renforcent leur esprit et leurs corps, au vu de ce qu’ils vont devoir affronter. Tous les survivants de Paris l’étaient déjà avant la chute. Et mes protégés le seront également. C’est notre travail comme adultes que de préparer du mieux possible les enfants à leur avenir. Aussi immonde soit-il ». 
Tu es un grand malade, et je vais te tuer. » Ma voix était calme, tranchante. 
Je le crains. M’offririez-vous une dernière volonté, je vous prie ? » J’ai effectué un geste à l’aide du canon de mon fusil pour communiquer mon approbation. Il m'a remerciée en joignant ses mains et en baissant la tête. Il a relevé le Rêveur et l'a couché dans la chambre à côté. 
« Je dois y aller, mon grand. Sache que j’ai toujours été très fier de toi. » Il l’embrassé sur le front. « Je t’aime, mon fils. »
Isaac a fermé avec précaution la porte et s'est placé devant moi, mon canon droit sur lui. 
« Je ne souhaite pas qu’il assiste à ma mort. Je crois qu’il ne pourrait pas l’accepter. Ce garçon est sensible, vous savez. »
Je n'ai pas répondu, une boule dans la gorge. 
« Je confesse que j’ai peur, très peur. J’ai peur qu’il n’y ait qu’un grand néant, personne pour m’attendre de l’autre côté. Pensez-vous que mes proches m’attendent ? Prêts à me hurler « Bienvenue » ? » Quelques larmes roulaient sur ses joues creusées. « Prenez soin des enfants, inconnue, ils sont tout ce pourquoi j’ai survécu. »

J’ai fait feu. Isaac s’est effondré sur le sol. Bizarrement, je n’ai eu aucun sentiment de satisfaction, aucun soulagement. Un sentiment de vide m’a envahie. Je me suis ressaisie, mais je ne sais pas combien de temps cela m'a pris, pour enfin redescendre les marches afin de rejoindre David. Il avait déjà commencé à regrouper les enfants dans un bus. Il m'a fait un signe du bras, et je l’ai aidé à faire rentrer tout le monde le plus silencieusement possible. Mon allié m’a expliqué que l’important était de faire vite, qu’il avait injecté à ses compagnons endormis du somnifère, mais que l’on devait sortir avant le retour de l’équipe de récup’. Convaincre les enfants a été plus difficile que prévu, mais David a persuadé les réticents en leur expliquant que c’était une excursion prévue. Heureusement que les enfants étaient un peu idiots. Surtout que je n’avais pas été d’une grande aide, car je serrais ma Mathilde fort. Une fois tout le monde à bord, nous avons foncés hors de cet enfer. Une fois garés à des lieux de l’endroit, David est venu me voir.  

« Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? »
On sort les gamins de Paris, ce qu’on aurait dû faire il y a longtemps »
Ouais, t’as raison. » 
Il a repris le volant et roulé puis, en plein milieu de la route, s’est arrêté. 
« Je ne peux pas aller plus loin. Je n’y arrive pas... ». Il avait l’air désolé dans son timbre. Pourtant, il n’avait aucune raison de l’être. Le soleil commençait à se lever, l’atmosphère, à se réchauffer. En suivant la route, les enfants tomberaient bien sur quelqu’un. Ils pourraient grandir dans un environnement bien plus sain qu’ici. 
Nous avons fait sortir tous les enfants et David a commencé à leur faire un discours sur la marche à suivre sans lui. Pendant ce temps, je me suis accroupie devant ma fille. 
« Tu vas devoir continuer sans moi, mon cœur. 
Pourquoi tu ne peux pas venir, je ne veux pas partir sans toi ! » Ses yeux se gonflaient et s’humidifiaient. 
Je ne peux pas faire autrement. J’aimerais, mais je ne peux pas. Toi, tu dois partir et vivre une belle vie.
Pourquoi ? » Elle pleurait à chaudes larmes. 
« Par ce que c’est pour ça que je t’ai mis au monde. Pour que tu sois heureuse. » J’essayais de ne pas pleurer également. 
« Mais, je suis heureuse avec toi maman. » Elle s'accrochait vigoureusement à ma chemise. 
« Non, tu ne le seras pas. Je ne peux pas te protéger, ni t’offrir quoi que ce soit de bon ici. Tu seras triste un temps, mais ça passera car tu es forte. » Je l'ai serrée dans mes bras, nous pleurions toutes les deux. « Promets-moi d’être heureuse »
« Je te le promets, maman. » Nous avons eu du mal à prononcer ces simples mots. 

Le discours était terminé et nos adieux également. J’ai embrassé tous mes protégés en leur souhaitant bonne chance, puis les ai regardés s’éloigner. Mathilde s'est retournée plusieurs fois pour me faire des signes de la main. Jusqu’à ce qu’elle quitte mon champ de vision. 
Je suis restée plusieurs heures, à contempler l’horizon, certaine que la vie serait clémente envers ma fille. Puis David et moi nous sommes quittés. Je ne sais pas ce qu’il est devenu, je ne l’ai jamais revu. Quant à moi, mon objectif serait à présent de vivre au sein de cette ville morte en essayant de sortir un maximum d’enfants de là.

Texte de Wasite
  

Spotlight : L'Homme de Minuit

Les citrouilles brillaient et éclairaient la pénombre de ce 31 octobre. Les enfants déguisés en petits monstres couraient dans les rues en criant « bonbon ou farce ! » à tout bout de champ.

« On te laisse la maison, Josh ! », cria ma mère du rez-de-chaussée.
Je jetai discrètement un œil à ma montre : 19 h 30. « Parfait, comme prévu... », pensai-je joyeusement.
« Josh ! Viens ici tout de suite ! », continua mon père.
Je descendis les escaliers rapidement, frôlant la chute. Mes parents m'attendaient devant la massive porte d'entrée en bois.
« Bon, je t'explique les règles, commença-t-il, tu as le droit d'inviter des amis mais vous restez calme, vous répondez aux enfants qui tapent à la porte, les bonbons sont dans la cuisine ! Tu nous appelles à 23 heures sur mon portable !
- Oui, je sais, je connais les règles !
- On rentre demain après midi, on dormira à l'hôtel, termina ma mère, en cas de problème de toute façon, il y a les voisins !
- Je sais, j'irai les voir au cas où ! »
Mon père me dévisagea avec insistance.
« Pas d'alcool...
- ...ni de drogue ! Quand même papa, tu me fais confiance, non ?
- Oui, oui. Bon, à demain ! »
Ils m'embrassèrent chacun leur tour avant de partir dans la voiture. Dès que la lumière des phares disparut, je me mis à la préparation de notre soirée.
J'avais invité quelques amis pour fêter Halloween, nous allions faire une soirée inoubliable. Le sel, les bougies, tout était prêt. Nous allions garder les bonbons pour nous, j'avais posé sur la porte une feuille indiquant que nous ne participions pas à Halloween, les enfants n'allaient pas nous déranger.
Vers 20 h 30, mes amis arrivèrent. Pas un seul en retard. Il y avait mon meilleur ami Travis, ma petite amie Sally, une de ses amies Joann et un autre ami à moi, Kevin.
Ils entrèrent rapidement, le temps s'était étrangement assombri et des nuages effrayant s'étaient formés.
« Salut ! dis-je en ouvrant la porte. Entrez vite, les pizzas sont prêtes, installez vous dans le salon ! »
J'embrassai ma petite amie qui prit tout de suite la direction des canapés en guidant Kevin et Joann. C'était la première fois qu'ils venaient chez moi, et il faut dire que ma maison était plutôt imposante : grandes portes en bois massif, charpente visible et plus de 200 mètres carrés de rez-de-chaussée, le terrain idéal pour notre projet nocturne.
Notre petit jeu, je l'avais organisé avec Travis. On avait mis le nez dessus en fouillant sur internet, sur un site racontant des histoires paranormales. Personne ne l'avait véritablement essayé, et ceux qui avaient tenté le recommandaient fortement pour ceux qui voulaient des sensations fortes.
Tout le monde à cette soirée avait accepté de participer, sans rechigner, mais ils ne savaient pas de quoi il s'agissait. On leur avait juste dit que ça allait être « effrayant. »
Sally étant une adepte du surnaturel, elle avait accepté la première, et  avait motivé Kevin et Joann.


Alors que tout le monde était installé dans le canapé, Travis m'aida à sortir le repas du four et à répartir le matériel nécessaire par candidat.
« Ça suffira, à ton avis ? demandai-je à Travis.
- T'inquiète, j'ai aussi ramené quelques bières et une bouteille de vodka histoire de nous mettre dans l'ambiance ! »
Je restai sceptique lorsqu'il m'annonça son « cadeau ».
« Ouais, mais pas d'abus hein ! J'ai promis à mon père que...
- Il ne remarquera même pas une bouteille de panaché avec moi, t'as pas de souci à te faire ! »
Malgré toute la préparation et l'organisation dont on avait fait preuve, j'avais un peu peur que ça tourne mal. « C'est pas vrai, ce ne sont que des histoires, calme toi... ».


22 h 30. Les pizzas étaient mangées et on était avachis sur le canapé, devant un film d'horreur. Sally était blottie dans mes bras, Joann avait tenté une approche sur Kevin, qui s'était révélée victorieuse. Travis, quant à lui, commentait les effets gores du film mal fait, son verre de vodka à la main.
« H-1,5, me chuchota-t-il.
- Tais toi, j'écoute », répondis-je en rigolant et en le repoussant.
Il rigola et s'installa plus profondément dans le fauteuil de cuir.


23 h 30. Le film venait juste de se terminer quand Travis se leva.
« Je vais au toilette, je reviens », déclara-t-il.
En passant devant moi, il me donna un léger coup de coude et m'appela discrètement. Nous nous dirigeâmes alors vers la cuisine.
« T'as vraiment tout ce qu'il faut ? Papiers, crayons, aiguilles, bougies, allumettes, sel ?
- Oui oui, t'inquiète pas, j'ai tout préparé, répondis-je, mais je le sens mal...
- T'as pas à t'en faire, c'est qu'un jeu ! En quoi ça pourrait mal tourner ? Tu sais toi même que les fantômes n'existent pas et c'est toi qui es le premier à crier haut et fort que c'est des conneries !
- Ouais, mais bon... je sais pas...
- C'est qu'un jeu, on va flipper, et voilà ! Aller, on va expliquer les règles ! »
Nous emmenâmes le matériel dans le salon. Tout le petit groupe fut étonné de nous voir débarquer avec autant de babioles.
« C'est pour la surprise ça ? demanda Sally.
- Oui, répondis-je en répartissant les objets. Vas-y Travis, explique en quoi ça consiste !
- Nous allons faire ce soir le Jeu de Minuit. Pour faire simple, nous avons jusqu'à 3 h 33 précise à partir de minuit pour traverser la maison de Josh. Étant donné pour que Kevin et Joann, c'est la première fois qu'ils viennent ici, nous allons faire la visite de la maison et le trajet à effectuer. Sally, tu nous accompagnes pendant que ton copain prépare le matériel ?
- OK ! À tout de suite, Josh ! »
Elle m'embrassa avant de partir avec les autres, me laissant seul dans le salon.
Je répartis les bougies nous permettant de nous déplacer dans le noir, avec une boîte d'allumette par personne, le papier et le crayon. Chacun avait aussi une aiguille, pour la goutte de sang. Cette dernière était obligatoire pour l'invocation.
Le trajet à effectuer était assez simple : il fallait traverser le salon, la cuisine, le long couloir débouchant sur ma chambre et sortir par la baie vitrée donnant sur la piscine extérieur. En gros, il fallait cinq minutes avec les lumières pour traverser tout ça. Le jeu devait se terminer vers minuit et demi.
Après un quart d'heure de visite poussée, le groupe revint dans le salon et s'installa sur le canapé. Je commençai l'explication de la soirée.
« Nous allons invoquer l'Homme de Minuit. Pour cela, nous allons nous placer juste après devant ma porte d'entrée en bois. Chacun écrira son prénom sur un papier, déposera une goutte de son sang avec l'aiguille qu'il étalera le plus possible, posera la bougie allumée sur le papier qui sera devant la porte. Il faudra que tout le monde tape 22 fois sur la porte et le dernier coup devra tomber parfaitement sur minuit pile ! Autrement, cela risque de mal tourner.
- Comment ça, mal tourner ? s'inquiéta Joann.
- Tu n'as pas à t'en faire, répondit Travis, on gère la situation.
- Cela fait, continuai-je, il faudra traverser la maison, bougie à la main. L'Homme de Minuit est un esprit, pas une personne à part entière. Vous devrez l'éviter à tout prix ! Si votre bougie s'éteint, c'est qu'il est proche. Vous aurez alors 10 secondes pour rallumer votre bougie avec les allumettes. Si vous n'y parvenez pas, vous devrez utiliser le sel que vous aurez pour faire un cercle autour de vous.
- Et si jamais on n'arrive pas à faire le cercle ? demanda Sally.
- L'Homme de Minuit viendra à votre rencontre, expliqua Travis, et vous vivrez votre pire cauchemar jusqu'à 3 h 33 précisément. »
D'un coup, Kevin éclata de rire.
« Que des conneries ! rigola-t-il.
- On verra à minuit, grogna Travis, mais viens pas pleurer si t'aperçois une ombre.
- On se calme, dis-je, maintenant, je vais expliquer ce qu'il ne faut ABSOLUMENT PAS faire. Interdiction de s'éclairer avec autre chose que la bougie, donc les portables seront éteints. Pas une seule lumière allumée, j'irai couper le disjoncteur après. Le jeu se termine à 3 h 33, interdiction d'aller dormir pendant ce temps. Mais le plus important : ne jamais, jamais, jamais provoquer l'Homme de Minuit. »
Kevin rigola encore plus fort que la première fois.
« Ne jamais, jamais, jamais provoquer l'Homme de Minuit, répéta-t-il avec une voix sinistre. Je sens que je vais bien me marrer tout à l'heure !
- Tais-toi, cria Travis, écris ton nom sur le papier et met une goutte de sang, tout le monde le fait, aller ! »
Chacun écrivit dans le silence son nom puis, avec l'aiguille, déposa sur les papiers une goutte de sang bien étalée.
« Bien, continuai-je en suçant mon doigt piqué, maintenant, je reviens, je vais éteindre les lumières. Pendant ce temps, allumez les bougies, récupérez votre boîte d'allumette et le sel !
Je descendis à la cave. Cela faisait des mois que je n'étais pas descendu, la poussière avait envahi le sol. Des toiles d'araignées gigantesques s'étaient formées dans les coins des murs. En me dirigeant vers le disjoncteur, j'entendis un faible ricanement. Un rire sinistre qui me fit trembler.
« Arrêtez, c'est pas drôle les gars ! dis-je en tremblant. Sortez de là ! »
Personne ne me répondit. « C'est ton imagination... » J'éteignis rapidement l'électricité et pris le chemin des escaliers lorsqu'un vent glacial me stoppa. Une voix faible me parla :
« ... ne te retourne pas... »
Tremblant de peur, je courus jusqu'en haut et fermai la porte de la cave à clé. En me retournant, une lumière blanche m'aveugla.
« Tout va bien ? demanda Sally. Tu es tout pâle !
- J'ai... je... non ça va, t'inquiète pas. »
Elle m'embrassa et me guida jusqu'à la porte d'entrée. Ils avaient disposé les bougies sur les papiers et se tenaient tous debout devant la grande porte en bois. Travis me tendit mon sel et ma boîte d'allumette.
« Viens à côté, dit-il, ta bougie est juste là. »
Je me mis en place et fixai mon cadran de montre. Il était 23 h 56.




1, tout le monde se tient droit, le visage faiblement éclairé par la lueur des bougies.
2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15. Je tremblais légèrement.
16, 17, 18, 19, 20.
« Préparez vous à éteindre vos bougies », déclara Travis.
21.
« Attention... »
Minuit pile. Vingt-deuxième coup. Nous avions compté juste. Tout le monde souffla sur les bougies. J'allai ouvrir la porte mais la poignée tourna légèrement d'elle-même. « Il est là ». J'entrouvris la porte, la refermai rapidement et, d'un coup sec, craquai une allumette. Ma bougie était allumée, Travis s'en était occupée.
« Le premier arrivé à la piscine a gagné ! rigola Joann.
- Bienvenue, Homme de Minuit », déclara d'une voix hautaine Kevin.
Tout le monde prit un chemin différent. Travis et moi étions restés devant la porte d'entrée.
« Je crois qu'ils n'ont pas bien imprimé le parcours, chuchotai-je.
- Tant pis pour eux, répondit-il, on les reverra dans trois heures en plein cauchemar. »
Sur ce, il prit la direction du salon. J'attendis quelques minutes avant de prendre la même direction que lui.
J'avais l'impression de ne pas visiter la même maison, que tout avait changé. L'atmosphère était lourde, pesante et glauque. J'entendais de temps en temps des rires, ceux de mes amis, mais parfois, j'entendais comme une respiration derrière moi, comme une personne qui me suivait tout doucement. D'un coup, ma bougie frôla l'extinction mais avec ma main, je la protégeai des coups de vent étranges.
Le salon avait changé, véritablement changé. Les meubles avaient bougé et des symboles étaient inscris sur les murs.
« Travis ? criai-je doucement. C'est toi qui a déplacé tout ça ? »
Pas un bruit. Pas une seule réponse. Mes pas résonnaient dans le salon, la table était renversée, la télévision me paraissait grésiller étrangement, quoique je fût certain qu'il n'y avait plus d'électricité.
Soudain, un grincement juste derrière moi, puis un souffle chaud dans mon cou. Ma bougie vacilla quelques secondes avant de faiblir dangereusement. Je tâtai vainement mes poches d'une main tremblante. « Non, tiens le coup, c'est pas le moment de sortir le sel. Prépare juste une allumette au cas où. »
Je m'immobilisai au milieu de ce salon que je ne reconnaissais pas. Ma bougie ne vacillait plus. J'étais dans un nouvel endroit, effrayant. Je voulais partir d'ici, mais je ne pouvais pas. Je regardai ma montre avec l'aide de ma bougie : 00 h 14. La nuit ne faisait que commencer.


J'avançai tout doucement vers la cuisine quand j'entendis un cri. Pas un cri de peur, ou autre, mais un râle sinistre provenant de l'étage, comme si une personne agonisait.
« Ça va ? », demandai-je.
Une voix chuchota à mon oreille.
« Ne jamais me défier... »
Je me retournai prestement, dans l'espoir de trouver Travis ou Kevin me faisant une blague, mais personne n'était derrière moi. Simplement le mur.
Deuxième cri d'agonie.
« Je... J'arrive ! », déclarai-je.
Je fis demi-tour et me dirigeai vers l'escalier. Le premier étage était composé d'une salle de bain, de ma salle de jeux avec mes consoles et mon ordinateur et d'une chambre d'ami.
En arrivant devant les escaliers, ils me semblaient beaucoup plus long. « Tant pis, il faut que j'aille voir. »
Je montai tout doucement quand quelque chose tomba sur mes cheveux. Une goutte. Je touchai en tremblant mon crâne et éclairai mes doigts à la bougie. Du sang. Du sang avait coulé sur mes cheveux.
Je n'osai pas relever la tête, je tremblais de tout mon corps et ma bougie ne vacillait pas. L'Homme de Minuit n'était pas à côté. Je continuai mon ascension vers le premier étage, en essayant d'ignorer les gouttes de sang qui me coulaient sur le haut du crâne.
Arrivé au premier étage, tous les cadres étaient tombés par terre. Des pentacles étaient dessinés sur les murs, des yeux étaient dessinés avec une couleur que je mis du temps à identifier. Un rouge pourpre. « Du sang... ». Le couloir s'était aussi allongé, offrant quatre nouvelles portes. « C'est impossible, c'est un cauchemar... ».
Troisième cri. Il provenait de ma salle de jeu. J'avançai tout doucement vers la salle puis me baissai pour essayer de distinguer de la lumière sous la porte. Rien. L'Homme de Minuit avait dû avoir l'un d'entre nous dans la salle. « Comment il s'est retrouvé ici ? J'espère qu'il a fait le cercle de sel... »
« Qui est là ? » demandai-je, l'oreille collée à la porte.
Un autre cri.
« Je rentre ! »
La porte grinça sur ses gonds. Dès le premier pas que je fis dans la pièce, plusieurs bougies s'allumèrent autour de moi. Un véritable cauchemar.


Kevin était là, au centre de la pièce. Il était cloué au sol, par les mains, les pieds et le ventre. Il était dans un pentacle, dessiné avec son propre sang.
« Oh... oh mon Dieu... Kevin... c'est... »
Je n'eus pas le temps de finir ma phrase que je vomis tout mon repas par terre.
« Pars d'ici, cracha-t-il. Ne reviens pas, ou Il sera là. Il faut que... »
Ses yeux regardaient dans toutes les directions. Les bougies installées dans la salle à la place de mes consoles, de ma télé et de l'ordinateur vacillèrent.
« Il est là, murmura-t-il. Fuit maintenant ! Tu as encore le temps... »
Je rebroussai chemin, sans le lâcher des yeux. « Je suis désolé... ». Il hurla de nouveau et toutes les bougies s'éteignirent. Repensant aux règles, j'allumai une allumette et ma bougie était de nouveau étincelante. Une ombre était apparue devant moi, mais en voyant la bougie, elle disparut en courant vers le rez-de-chaussée. En me retournant pour jeter un dernier regard à Kevin, je vis qu'il avait disparu, laissant place à une large flaque de sang.


00 h 42. J'avais fouillé tout le premier étage, je n'avais rien trouvé. Les nouvelles portes amenaient dans des pièces vides, sans aucun intérêt. Seule une pièce inconnue était fermée à clé, au fond du couloir, et un filet de lumière sortait par le trou de la serrure. La salle de bain était maculée de sang, et remplie de ce qui me semblait être de nombreux outils de torture, je ne savais pas exactement. Après plusieurs minutes de recherche, je décidai de redescendre dans le salon et de continuer le chemin vers la piscine.
Le salon avait encore changé, la télévision était débranchée, on pouvait voir le câble au milieu du salon, mais elle continuait de grésiller.
Je décidai de ne pas m'attarder à cet endroit et continuai mon chemin vers la cuisine. Bizarrement, rien n'avait changé. Quelqu'un avait placé une simple bougie sur le bar, histoire d'éclairer un peu plus la pièce, mais sinon, pas d'inscription satanique sur les murs, pas d'objets détruits ou de couteaux couverts de sang. Tout était impeccable. Jusqu'au souffle.


Un souffle éteignit toutes les sources de lumière, et je me retrouvai dans le noir total quelques secondes, le temps que je rallumai ma bougie. « C'est... c'est impossible... ».
Tout avait changé à nouveau ! Le bar, qui était alors à ma droite, se trouvait en face de moi, un pentacle géant était dessiné sur le sol, une traînée de sang se trouvait en face de moi, continuant vers le couloir.
« Je le savais, on n'aurait jamais dû jouer à ça... »


Je suivis la traînée de sang. Plus j'avançais et plus elle s'étendait. Elle devait normalement suivre le couloir et arriver dans ma chambre ou une autre pièce mais non, elle tourna vers la gauche et alla vers un escalier. Un escalier était apparu dans ma maison. Il montait encore plus haut que le premier escalier. « Un deuxième étage ? ». Je ne savais pas quoi faire, mais j'avais trop peur pour l'emprunter. J'allai continuer mon chemin vers ma chambre quand une voix me stoppa.
« Josh ? Viens, s'il te plaît... viens m'aider... je t'aime Josh... »
Cette voix. C'était Sally.
« Sally ? C'est toi ? »
J'avais les larmes aux yeux. J'entendais enfin une voix que je connaissais.
« Viens... je t'aime, j'ai besoin de toi... pourquoi tu veux m'abandonner Josh ? »
La voix venait d'en haut des escaliers, de ces fameux escaliers. Je fis tout de suite le lien entre Sally et la traînée de sang. « Non, ce n'est pas possible... »
« J'arrive Sally ! Attends-moi !
- Pourquoi tu m'as abandonnée Josh ? Pourquoi tu m'as laissée ? »
Plus je montais, plus la voix était forte.
« Je ne t'ai pas abandonnée ! Ce n'est pas vrai !
- Tu t'éloignes de moi, pourquoi ?
- Mais j'arrive Sally ! »
Une porte se dessina avec la faible lueur de la bougie. Il fallait que je l'aide, que je la sorte de là, de cet enfer. Mais je ne reconnaissais pas sa voix. À l'intérieur de moi, j'avais un doute, j'avais peur que ça soit un piège. Mais elle continuait à m'appeler, et je ne pouvais pas la laisser ici.
J'allais actionner la poignée quand une voix m'appela.
« Redescends, Josh ! Ce n'est pas elle ! »
C'était Travis, c'était sa voix.
« Mais elle est là !
- Ce n'est pas elle, redescends vite ! On se rejoint à la piscine, ça va pas du tout, là ! »
Je redescendis en vitesse, en essayant de ne pas faire attention à la fausse voix de Sally.
« Je souffre Josh... et tu me laisses là... tu ne m'aimes pas Josh, tu ne m'as jamais aimée... j'ai mal... j'ai mal... »
La voix continuait de répéter « j'ai mal » comme un CD rayé. Une fois arrivé en bas, elle se tut. Je repris mon chemin vers ma chambre, complètement chamboulé.


La porte de ma chambre était entrouverte. En me retournant une dernière fois, je vis une ombre avancer tout doucement vers nous, comme si elle nous suivait. Mais le pire, c'était que je n'arrivais pas à distinguer les escaliers que je venais d'emprunter. Ils avaient disparu.


« Elle veut pas s'ouvrir ta baie vitrée ! »
Travis tentait, en vain, d'ouvrir la fenêtre. Il avait posé sa bougie sur ma table de chevet.
« Regarde, me dit-il, ta putain de piscine est juste derrière. On est à quelques mètres de la victoire ! Et ta baie vitrée veut pas s'ouvrir, bordel ! »
J'essayai à mon tour : rien à faire, elle était complètement bloquée.
« Bah merde, on a essayé juste avant, ça marchait impec'...
- Ouais mais là tu vois, c'est un peu un bordel monstre ! On n'est plus que deux, il y a du sang partout et des trucs de Satan sur les murs...
- Balance un truc contre la fenêtre, tant pis si je me fais engueuler, faut sortir de là ! »
Il posa sa bougie par terre et attrapa ma table de chevet.
« Écarte toi ! »
Il lança de toutes ses forces la table contre la vitre. Pendant ces quelques secondes, je me sentais enfin libre, nous allions nous en sortir, sauver les autres, ne plus vivre ce cauchemar. Mais nos rêves furent vite estompés.
La table rebondit contre la vitre, sans même lui faire la moindre marque d'impact.
« C'est pas possible... chuchotai-je.
- Attends, je vais réessayer ! », répondit-il.
Rebelote. La table retomba au sol et se cassa en plusieurs morceaux. De rage, Travis se jeta sur la fenêtre et frappa de toutes ses forces avec ses poings. Il avait les mains en sang, mais il n'y faisait pas attention, il frappait de toutes ses forces, malgré la douleur.
« Laisse tomber Travis, murmurai-je. Il faut attendre... »
Il s'écroula par terre, en larme.
« J'en peux plus... dit-il entre deux sanglots. Je veux en finir... »
Je pris le sel de sa poche et fis un cercle autour de lui.
« D'après les règles, tu ne risques rien ici, alors reste là et attends 3 h 33 ! Il est exactement... »
Mon espoir disparut dès l'instant où je vis l'heure : 0 h 56.
« C'est pas possible, il est au moins 1 h 30, pas 1 h 00 ! Le temps passe moins vite ou quoi ?
- Je viens avec toi, dit Travis en repoussant le sel, je vais pas rester ici tout seul ! Il faut retrouver les autres ! »
Décidés, nous repartîmes vers le salon, puis vers la porte d'entrée.
Les meubles n'arrêtaient pas de changer de place, de nouveaux symboles apparaissaient, les voix étaient plus présentes. Il fallait sortir de ce cauchemar. Soudain, je me souvins de la porte bloquée au premier étage.
« Il y a une porte en haut qui est fermée, dis-je. Ça se trouve, c'est une sortie ou un truc dans le genre !
- Ça vaut le coup d'essayer, au point où on en est... »
Nous montâmes les escaliers tout doucement, les voix se rapprochaient dangereusement de nous. Malgré les ombres et les murmures, nous avancions vers la fameuse porte. Alors que nous étions à quelques mètres, un coup de vent éteignit nos bougies. Je n'eus aucun mal à rallumer la mienne, mais Travis avait plus de mal : ses allumettes ne fonctionnaient pas.
« Merde... allume toi... souffla-t-il.
- Dépêche toi, t'as quelques secondes ! Sinon, utilise le... »
Le sel. Il n'avait pas de sel, je l'avais gaspillé quand nous étions dans ma chambre.
Nous nous regardâmes. Je lus de la peur et de la haine dans son regard. Il savait qu'il allait y passer. C'était trop tard pour lutter. Il lâcha sa bougie, essaya de murmurer quelque chose, mais c'était trop tard.
Quelque chose le tira par les jambes. Il hurla à la mort mais l'ombre le tira vers la salle de jeu, là où Kevin était mort. Je n'osais même pas imaginer ce qu'il allait subir.
« Je suis désolé Travis... »
Je n'eus aucune réponse. J'étais seul.
J'arrivai en face de la porte et posai ma main sur la poignée. La lumière était plus intense qu'avant et éclairait une petite partie du couloir. Je tournai par automatisme la poignée, j'avais déjà essayé avant et la porte était fermée, mais là, c'était ouvert. La porte était ouverte ! Nous étions si près du but, et Travis... je devais avancer, sortir de là et prévenir les secours. J'ouvris la porte et une lumière blanche m'aveugla.
« Ça y est ! Je vais sortir d'ici ! »
Je fis un premier pas dans la lumière et d'un coup, je me sentis plus léger, serein, en sécurité. C'est alors que j'ai fermé les yeux.




Silence.
Chuchotements.
Je sentais... je sentais des personnes autour de moi.
« Il se réveille ! »
La lumière. Une lumière m'aveuglait.
J'ouvrais les yeux mais c'était flou.
« Ça va Josh ? »
C'était Sally, avec le groupe. Il y avait Travis, Kevin et Joann.
« Qu'est-ce qui s'est passé ? demandai-je.
- On jouait au jeu, raconta Travis, et on t'a entendu hurler à la mort donc on est venu te voir ! Tu étais pâle comme un linge, limite gris ! T'avais pas de sel et ta bougie était éteinte ! T'as dû te faire avoir par l'Homme de Minuit ! »
J'en croyais pas mes oreilles, je m'étais fait avoir comme un Bleu. L'Homme de Minuit m'a eu dès le début !
« Alors, ce n'était qu'un cauchemar !
- Oui ! Tu n'as plus à t'en faire maintenant, me rassura Sally en me prenant dans ses bras.
- Mais, quelle heure il est ? demandai-je.
- Il doit être deux heures, répondit Travis.
- Et vous avez rallumé les lumières... ?
- Bah oui, pourquoi ? »
Un silence s'abattit sur la maison. Un silence surnaturel. Les lumières s'éteignirent d'un seul coup. Le cauchemar recommença.




Drame pendant Halloween.
Cinq adolescents ont été retrouvés massacrés dans la maison de l'un d'eux. Il semblerait qu'ils jouaient à un jeu nommé : l'Homme de Minuit, basé sur des faits paranormaux.
Une enquête est en cours sur les circonstances du massacre. Les autorités privilégieraient l'hypothèse du coup de folie de l'un des adolescents.
Un seul indice semblerait être associé à la cause paranormal : un message inscrit avec le sang d'une victime sur un mur : « Ne jamais contrarier l'Homme de Minuit... »

Texte de Pierre B.

Un chasseur sachant chasser

J'avais un chien, autrefois. Il s'appelait Gary. C'était un lévrier au poil brillant, de couleur or. Bien que ça soit interdit, je l'emmenais avec moi à la chasse. Le lévrier ayant un physique bâti pour la course, il n'avait pas son pareil pour rattraper mes proies et les immobiliser pour moi. Je n'avais qu'à me baisser pour les achever. Une vraie merveille, ce chien. Cependant, il cachait un terrible secret.

Voyez-vous, je n'ai pas adopté Gary quand il était chiot. Je l'avais trouvé, déjà adulte, grattant à ma porte un jour de pluie. Il grelottait, et, sans doute, il n’aurait pas passé la nuit sans mon intervention. Mon fidèle berger allemand m'avait quitté le mois précédent, donc j'ai décidé de le laisser entrer, de le sécher et de lui donner à manger. S'il m'avait mordu ou s'était montré hostile, je l'aurais renvoyé dans la rue aussitôt. Mais il s'est très vite montré aussi fidèle que son prédécesseur, et a reconnu en moi son maître légitime.

Pourtant, il s'est passé un truc incroyable, une nuit de pleine lune en été. Après une longue journée de chasse, j'étais tranquillement installé dans mon sofa quand Gary est venu vers moi. Il avait l'air... Différent. Lui qui était si jovial affichait maintenant une mine très sérieuse. Comme si quelque chose de grave s'était produit.
Il avait une sorte de papier dans sa gueule. Je l'ai pris, et, intrigué, je l'ai lu à haute voix :

"Quid hac die plenae lunae canis ab homine fit."

Et soudain, à la place de mon fidèle cabot se trouvait un homme nu, au milieu de mon salon. Vous pensez bien que j'étais surpris et apeuré par ce qui venait de se passer.

Voyant mon état, l'homme a essayé de me calmer. Il m'a affirmé que c'était une personne transformée en chien par une malédiction, et que, uniquement en ce jour de pleine lune, il avait l'occasion de briser ladite malédiction. Et, pour cela, il ne me fallait que répéter une seconde fois la phrase inscrite en latin sur le bout de papier.

En effet, il m'a raconté qu'avant d'avoir été transformé, c'était quelqu'un qui avait un certain attrait pour l'occultisme. Mais, pendant ses recherches, il est tombé sur une véritable sorcière. Et quand celle-ci l'a surpris, elle s’est empressée de le faire taire avec cette malédiction qu'il connaissait bien, grâce à un livre qu'il avait lu.

Celle-ci l'a transformé en chien. Il était prisonnier de ce corps, et agissait comme un chien normal, ne pouvant rien faire d'autre qu'être spectateur de cette vie canine. Mais il savait qu'il avait une seule occasion d'annuler ce sort : cette nuit de lune pleine. Par contre, si cela ne marchait pas, il retournerait à son état de chien pour le reste de sa vie. Il m'a alors imploré de lire cette phrase à voix haute, une nouvelle fois.

Cette histoire était un peu trop irréelle pour moi, mais au vu de la transformation à laquelle j'avais assisté, je ne pouvais qu'y croire. J'ai pris le papier et, après quelques secondes, mon briquet et j'ai brûlé ce papier, devant le regard incrédule de l'homme qui redevenait lentement mon fidèle Gary. Il semblait que son unique occasion de redevenir un homme avait une durée limitée.

C'était pour le mieux.

Et s'il lui avait pris l'envie d'aller voir la police pour leur révéler l'endroit où j'enterrais mes proies après chaque partie de chasse ? Il en avait trop vu. Il savait trop de choses.
Et puis, mes chasses à l'homme auraient été vraiment ennuyeuses sans mon fidèle Gary.

Texte de Kamus

Spotlight : Bienvenue à Beliland

Sacha cherchait du travail depuis un moment déjà. Ses études d’archéologie étant terminées, il avait découvert que le monde de la vie active était bien plus complexe et sans pitié que la vie étudiante. Des mois qu’il se démarchait auprès des agences archéologiques locales.

Privé, public, il avait tout essayé. « J’aurais dû choisir une spécialité plus répandue ! » se disait-il, maudissant son incapacité fictive et son soi-disant manque d’intelligence.

Un jour où Sacha parcourait les rues de sa Belgique natale en maugréant, un papier gras voleta jusqu’à ses pieds. Il se baissa et ramassa l’étrange prospectus. Il était très abîmé et jauni, on pouvait constater à l’effacement partiel de certaines lettres que le papier avait été détrempé et séché maintes et maintes fois. Tout un coin du document semblait brûlé, carbonisé. Cependant, on pouvait y lire : « Le parc Beliland recrute ! Venez donc trouver un emploi dans ce havre de bonne humeur et de bonheur enfantin ! Venez muni de ce coupon au Parc Beliland, sortie 56 de l’autoroute A604. Adressez-vous au guichet ! » Sacha eut un rictus méprisant, sarcastique, même le vent se moquait de lui, à lui envoyer des trucs de ce genre. Il plia le papier et le mit dans sa poche, se disant qu’il le jetterait dans la première poubelle qu’il croiserait. Mais il l’oublia.

Une semaine passa, Sacha n’avait toujours pas de boulot. Toujours plus désespéré, il se demandait s’il avait réussi sa vie. Tous ses amis avaient un travail, ils pouvaient se permettre des choses qu’il ne pouvait pas, car ils n’étaient pas touchés par la précarité. Tous, autour de lui, se mettaient en ménage, parlaient d’enfant, de mariage.

Comme tous les matins, Sacha se leva de son lit très tôt. Il avait mal dormi, pensant sans cesse à sa condition. Enfin, il entreprit d’aller laver son linge, cela passait par :  mettre ses vêtements à l’envers, vérifier les poches, puis remplir la machine. Lorsque le cycle de lavage fut terminé, il déploya son séchoir à linge malgré le peu de place qu’il possédait dans son studio humide et mit le tout à sécher. Alors qu’il pendait son linge, il empoigna un pantalon et sentit quelque chose de solide dans la poche. Intrigué, il retira la chose même s’il était pourtant sûr d’avoir vidé toutes ses fringues avant la lessive !

C’était l’annonce qu’il avait ramassée auparavant. Fait étrange, le papier était exactement comme il l’avait trouvé alors que le passage en machine aurait dû le détruire. Une idée lui passa par la tête : « Et si c’était un signe ? Pourquoi ne pas postuler ? » Cela lui semblait fou, le papier devait bien avoir près de dix ans vu son apparence… mais pourquoi pas ?

Dans un élan de folie, Sacha sortit de son appartement en n’ayant même pas fini ses tâches ménagères. Il n’avait rien de prévu ce jour-là et il était déterminé à mettre son délire à exécution. De toute façon il n’y avait rien à perdre, non ?

Il roula dans sa voiture jusqu’à la sortie indiquée sur le papier, guidé par le GPS que son père lui avait prêté. À la sortie de l’autoroute, son itinéraire le mena vers un parking assez grand, où quelques voitures étaient garées. De là, il pouvait apercevoir un guichet à la jonction entre le parking et l’entrée du parc. Des couples qui avaient l’air heureux menaient leurs enfants par la main, en direction des lieux. La matinée touchait à sa fin, il faisait beau.

Sacha était de bonne humeur et ce fut d’un pas altier qu’il se dirigea vers la petite cabane colorée. Une fois arrivé, il salua la jolie demoiselle qui était postée là : « Bonjour ! Je viens pour l’emploi ! »

Il déposa le prospectus abimé sur la table devant la fille. Et c’est à sa grande surprise que celle-ci lui répondit : « Parfait ! Allez donc près du carrousel, derrière la cabine du pilote, on vous donnera votre poste.

– B... b... bien Mademoiselle ! »

Puis il partit à l’endroit indiqué, sans trop savoir où c’était.

Il erra dans le parc, cherchant ledit carrousel. Tout lui paraissait étrange dans cet endroit. Déjà ébahi par la facilité déconcertante avec laquelle il venait d’être embauché, il fut stupéfait par les attractions proposées par ce lieu dédié au divertissement : grand tourniquet, autos-tamponneuses, train de la mine… mais pas d’attractions à sensations. Il lui parut étrange qu’un parc aussi modeste, avec des moyens limités, attire autant de monde. En une époque où tout le monde ne se satisfaisait plus que de vitesses extrêmes, ici, chacun, parent comme enfant, semblait se contenter de plaisirs simples. Cela faisait du bien d’être au milieu des rires et de la bonne humeur ! Un père apprenait à son fils à tirer avec une carabine à plomb dans des boîtes de conserve, une mère surveillait un groupe d’enfants dans la file d’attente du grand toboggan, et là ! Un Carrousel !

Il se dirigea vers le manège et vit en effet, derrière la cabine du conducteur, un bâtiment camouflé en un décor représentant un bambin tenant un bouquet de ballons. Bien, il avait trouvé. Cependant, il décida de ne pas y entrer tout de suite. Avant de travailler, autant s’amuser ! Puisqu’il était dans un parc, après tout...

Il alla s’assoir sur un banc, près d’une jeune fille. L’espoir fait vivre, pourquoi ne pas tenter de faire triompher sa vie sentimentale le même jour que sa vie professionnelle ?

Ce qui le surprit, au premier abord, fut les vêtements de la demoiselle. Il lui semblait que c’était ce genre d’habits colorés et bariolés que l’on portait dans les seventies.

« Mademoiselle ? Puis-je m’asseoir ici ? »

Pas de réponse. Il insista et… toujours pas de réponse. Intrigué, il passa sa main devant les yeux de la charmante jeune femme. « Allo ? » Elle ne réagissait pas, comme s'il n’existait pas. « Drôle de personne. » Néanmoins, il essaya d’aller acheter une glace au kiosque. Mais de nouveau, le vendeur ne lui prêta aucune attention. « Étrange… »

Puis, il se remit les idées en place. De toute manière, il lui fallait aller s’inscrire pour son boulot.  « Pas de temps à perdre avec ces gens mal élevés qui m’ignorent et qui trouvent ça drôle », se disait-il.

Il retourna au mur peint derrière le carrousel, y ouvrit une porte dérobée, et entra en appelant : « Bonjour ? Je viens pour le travail, on m’a dit qu’on me donnerait un poste. »

Le local était vide de monde, mais rempli de feuilles mortes et de suie. Le plafond en verre était brisé, et il avait l'impression que c’était comme ça depuis des années, comme si le bâtiment avait été victime d’un incendie lointain. Curieux, Sacha s’avança. Les morceaux de verre crissaient sous les semelles de ses baskets. L’atmosphère devint lugubre, et notre jeune employé fut pris aux tripes par le contraste d’ambiance, si joyeux et bon enfant à l’extérieur, et si macabre à l’intérieur.

Au fond dudit local trônait un bureau. Il s’approcha jusqu’au meuble imposant et y vit, posée dessus, une clef très poussiéreuse, dotée d’une étiquette plastifiée noircie, sur laquelle on pouvait cependant lire : « À celui qui viendra – Carrousel ». Sacha l’attrapa, puis la fourra dans sa poche. Sans doute s’était-il trompé de bâtiment pour le poste. Mais il se dit que les employeurs seraient contents de retrouver une clef perdue. Cependant, une fois dehors, il constata une chose étrange.

Le parc était totalement vide. Pire, il semblait abandonné ! Les tourniquets étaient renversés, la piste d’autos-tamponneuses était recouverte de fougères… Comment tout cela était possible ? Paniqué, il fit quelques pas en avant, serrant les poings, cherchant une explication logique. Sans succès. Puis il lui vient une idée saugrenue.

Il sortit la clef de sa poche et entra dans la cabine de pilotage du carrousel non loin. La porte de la cabine s’ouvrit facilement, car le bois qui la constituait était pourri. Il jeta un coup d’œil au tableau des commandes et trouva aisément le trou pour insérer la clef, ce qu’il fit. Puis il la tourna et le manège démarra. Les rouages grippés par le temps firent un bruit de craquement, mais tout se mit à tourner sans problèmes, la musique de l’attraction se mettant en marche dans les hauts parleurs, pourtant visiblement hors d’usage.

« What the… » Il retint son juron. Nerveux, son cerveau tentait de trouver vainement une explication logique. Les voyages dans le temps, ça n’existait pas ! Tout en réfléchissant, il faisait les cent pas dans le parc, scrutant chaque détail impossible qui n’était pas là auparavant. Pourtant, il y avait à peine cinq minutes ce parc était bondé. Était-ce une blague ? Les gens qui l’ignoraient, était-ce un canular ? Il essaya de soulever une branche qui obstruait le fonctionnement d’un tourniquet. Il tira fort, mais pas suffisamment. La branche était en fait un arbuste, bien enraciné… Impossible qu’il ait été planté dans un sol aussi dur en aussi peu de temps…

Paniqué, commençant à perdre pied au milieu de ce mystère insoluble, il se mit à courir vers sa voiture. En repassant à côté du carrousel, il entendit que la musique s’était faite plus forte, désaccordée comme une symphonie du désespoir. Il leva les yeux dans sa course pour regarder la source de cet horrible son, une vision d’horreur frappa sa rétine.

Des silhouettes fantomatiques, ressemblant à des cadavres d’enfants, chevauchaient les chevaux de bois qui avaient pris feu. Le mécanicien dans sa cabine était également de retour, tout aussi spectral que les enfants, avec le faciès horriblement défiguré par une brûlure… Et il fit un signe de la main à Sacha qui prit ses jambes à son cou sans plus s’attarder. Pour croiser le chemin de personnes irréelles, pour la plupart en flamme, courant, marchant, hurlant à la mort.

Presque arrivé au guichet, il tomba soudainement nez à nez avec la jolie demoiselle. Qui n’avait plus de joli que le souvenir, car son visage décomposé le regardait avec des yeux inexistants et une mâchoire défaite. Elle tendit un bras en direction de Sacha, pétrifié de terreur. Il recommença à courir, le cœur battant fort et de manière irrégulière, le faisant frôler la crise cardiaque.

« Reste avec nous ! Pourquoi ne veux-tu pas t’amuser ici pour toujours ? » entendit-il derrière lui, reconnaissant la voix de la guichetière.

L’entrée du parc était fermée par des barbelés, comme si tout était désaffecté. Il essaya donc d’escalader le muret d’enceinte, mais il était bien trop haut ! Il se retourna pour voir que les spectres du parc, des enfants morbides aux parents décharnés, en passant par le personnel du parc dans son intégralité, semblaient l’avoir suivi. Tous avançaient vers lui, lentement, et inexorablement, une odeur de fétide de chair calcinée les précédents.

Une larme se mit à couler sur la joue de Sacha. Il serra les poings et courut du plus vite qu’il put à travers les barbelés. La douleur était immense, il sentait ses vêtements s’arracher aussi facilement que sa peau. C’était insupportable, mais la folie du désespoir et surtout l’odeur de brûlé qui empirait le motivaient jusque dans ses derniers retranchements. Enfin, il parvint à passer le terrible obstacle.

Il arriva au parking, démarra sa voiture en trombe et prit l’autoroute pour rentrer chez lui au plus vite. Malheureusement, il alla un peu trop vite. Et un crash violent ne tarda pas lorsqu’il perdit le contrôle de son véhicule et alla s’encastrer dans une barrière de sécurité.

Sacha se réveilla en sursaut. Haletant, dégoulinant de sueur. Il regarda autour de lui… Qu'est-ce que cela voulait dire ? Il se pensait à l’hôpital ! Mais il était dans son appartement, sur son lit, complètement défait… Il prit une profonde inspiration. Pfffff… C’était juste un cauchemar.

Rassuré, un sourire béat et idiot aux lèvres, il se mit sur ses jambes… courbaturées. Il avait dû rêver très intensément pour que ses muscles soient si tendus ! Il se dirigea vers sa machine à laver pour faire ce qu’il avait déjà l’impression d’avoir fait, ramasser son linge. Un T-shirt, un boxer, une chaussette… le fameux pantalon. Il palpa la poche et eut un frisson dans le dos en sentant un objet dur à l’intérieur. Il palpa plus fort, plus dur qu’un tract chiffonné ! Il y plongea sa main pour sortir l’étrange objet.

Une clef, celle du carrousel….

Texte de Litrik

De simples songes - Chapitre 2



Chapitre 2    

    
Nous avons essayé de quitter la ville, de nombreuses fois. C’était malheureusement impossible, plus je m’approchais des limites, moins je voulais partir. Une étrange sensation me forçait à rester, toute volonté de fuite quittait mon esprit. Ma fille, les enfants et moi sommes donc restés, pillant les magasins pour nous nourrir. Les enfants n’étaient pas affectés par les songes ni par l’emprisonnement, cependant je ne connaissais pas l’état du monde extérieur et ne pouvais me résoudre à les laisser seuls dans l’inconnu. Peut-être avais-je peur de la solitude et me mentais à moi-même. Bref, nous avons appris à vivre dans une gigantesque ville quasi-morte. Il y avait bien des survivants, des personnes ayant réussi à vaincre leurs songes, mais l’expérience a rendu fou la plupart. L’absence de loi a également libéré les plus bas instincts des gens. J’ai donc pris la décision de les éviter le plus possible. De toute façon, les sains d’esprit m’imiteraient et il ne resterait que les malades pour tenter de nous approcher.    
Durant les premiers mois, la France et différents autres pays ont envoyés des expéditions militaires. Nous avons vu arriver des soldats, des jeeps et parfois des tanks. Le résultat était à chaque fois similaire, ils pénétraient la ville puis finissaient par s’entre-tuer ou assassinés par leurs peurs. Au fur et à mesure, les tentatives ont progressivement cessé. Je pense que les gouvernements ont mis Paris en quarantaine et nous regardent via des satellites. Mais bon, ce ne sont que des suppositions. Parfois, je me demande comment la province a réagi à la destruction de Paris, ce que les gens pensent, ce qu’est devenu le pays… La réalité du quotidien reprend vite le dessus. Principalement la quête de nourriture, en fait.    

    
Nous nous sommes installés dans un hôtel, un lieu assez discret où j’essayais de garder un semblant de vie normale. Je faisais la classe tous les jours, bien que cela ne fût pas très probant, et nourrissais tant bien que mal tout le monde. Je précise que je n’ai jamais favorisé ma fille, j’ai toujours été juste. Cela restait spartiate. Ce que certains n’avaient pas supporté ; sur la vingtaine d’enfants recueillis, il n’en restait qu’une petite quinzaine. Nous n’avons jamais revu les fugueurs. La collecte se faisait à bord d’une camionnette avec deux des plus costauds pour m’aider à fouiller les magasins. Le problème étant qu’il fallait s’aventurer de plus en plus loin pour trouver de la nourriture, ce qui accentuait les risques et me forçait à laisser les gamins seuls une grande partie de la journée. Cela allait mal tourner, c’était évident.    

_____

Tim, Francis et moi avions mis en temps infini pour trouver un supermarché encore vierge. Il y avait un problème : c’était trop beau. Les environs avaient clairement été visités : voitures forcées, vitrines brisées, devantures des échoppes vides… Pourquoi pas celui-ci ? J’ai demandé à mes deux compagnons de m’attendre dans le véhicule. Et, lampe troche en main, j'ai pénétré dans le bâtiment. Avant de l’allumer, j’ai guetté le moindre bruit suspect : rien, à part quelques grattements. Je les ai mis sur le compte des rats. Pas très rassurée, j'ai néanmoins commencé la fouille lorsque le faisceau s’est arrêté sur une forme étrange, entre deux rayons. Une boule assez imposante, le noir rendait une identification précise impossible, puis j'ai vu qu’elle bougeait et grattait par terre. J'ai compris ce que c’était. 
Doucement, j'ai fait quelques pas en arrière, mais c’était trop tard. La boule s'est redressée. C’était un colosse de deux mètres, sûrement un ancien employé au vu de son uniforme. En plus d’une taille impressionnante, il était particulièrement musclé, une sorte de taureau humain. Son visage lacéré était figé, comme coulé dans de la cire. On y distinguait clairement une expression de terreur et d’horreur. C’était un « Rêveur ». Il s'est dirigé lentement vers moi, je me suis mise à courir en direction de la sortie. Quelques secondes plus tard, une force titanesque m'a percutée et j'ai perdu connaissance en m’écrasant sur le carrelage. 
Je me suis réveillée au même endroit, avec une formidable douleur aux os. Le géant était là, en boule et grattant le sol. À côté de lui gisaient Tim et Francis, écrasés sur le sol. Je me suis retenue de pleurer, c’était de ma faute, mais je ne pouvais pas craquer. Ma fille et les autres enfants dépendaient de moi. Toujours étendue sur le sol, je réfléchissais à une solution. Ces choses, les Rêveurs, étaient des personnes laissées presque vivantes par leurs songes. Ils perdaient toute humanité et devenaient des sortes d’automates au comportement répétitif et prévisible. Ils n’avaient ni besoin de manger, ni de dormir ou de déféquer. Des robots à jamais terrifiés... Tous n'étaient pas violents, mais ceux qui l'étaient faisaient preuve d’une grande sauvagerie. L’unique chose qui subsistait de leur ancienne vie était une expression de terreur perpétuelle.


Pour m’en sortir, il fallait juste comprendre ses mécaniques. Pourquoi il m’avait laissée vivante et pourquoi il m’avait agressée. Je me suis doucement relevée, puis l’un de mes os a craqué. Le monstre s'est immédiatement retourné et m'a fixée. J'ai fait un léger geste et il s'est levé. J'ai ainsi compris son fonctionnement. J’ai simplement attendu qu’il reprenne sa position pour de nouveau bouger. C'était une espèce de partie de un, deux, trois, soleil infernal. J'ai réussi à m’en sortir et à regagner la camionnette. La nuit était déjà bien avancée. À peine au volant, j’ai éclaté en sanglots.   

    
Je n’ai pu rapporter que quelques friandises à mes protégés, pris dans un distributeur sur le chemin. Il était tard et tout le monde dormait lorsque je suis rentrée à l’hôtel. Il n’y avait que Mickaël, notre Rêveur à nous. Comme d’habitude, il était au comptoir à écrire avec son crayon imaginaire sur une feuille imaginaire. Mickaël était notre mascotte en quelque sorte, et mon confident aussi. Le genre de type qui ne vous coupe pas et vous écoute toujours jusqu’au bout. Évidemment, je lui avais mis un masque amusant de Winnie l’ourson pour ne pas que les gamins soient effrayés, doutant que ce soit encore dérangeant pour lui. Je me suis assise à côté de lui, lui racontant ma sale journée. « Je suis fatiguée, j’aurais vraiment besoin de vacances… J’ai tellement merdé, Mickaël, j’ai tellement merdé... ». J’ai brusquement arrêté ma complainte quand j’ai entendu un hélicoptère et des voix à l’extérieur. Des gens hurlaient avec un mégaphone. Je me suis mise à la fenêtre pour observer subrepticement la scène.    

    
Trois jeunes gens portant des masques à gaz, avec le symbole de la croix rouge dans le dos. Ils venaient de se poser avec leur hélico dans une rue dégagée. « Nous sommes ici pour vous aider, nous sommes les secours ». Ils progressaient dans la rue et se rapprochaient dangereusement de l’hôtel. « Si vous nous entendez, nous avons un moyen de transport ». Ils m'ont dépassée sans me remarquer, immense soulagement. Je suis rapidement montée à l’étage afin de suivre leur avancée. « Nous voulons vous aider... ». J'ai remarqué des signes de nervosité dans le petit groupe, pauvres d’eux… Puis, ils ont vu Scrooge. Un Rêveur attendant à un arrêt de bus et devenant agressif si l’on s’approchait trop de lui. Les enfants l’ont appelé ainsi, car ils le considèrent comme le papy grincheux du quartier. « Monsieur, monsieur, nous sommes de la croix Rouge. Est-ce que vous allez bien ? », s’est époumonée une voix féminine, toujours avec le mégaphone. J’étais trop loin pour entendre le reste de la scène, j'ai seulement pu voir Scrooge massacrer la jeune femme puis être maîtrisé par ses deux comparses. Ils ont tiré leur amie loin de là, puis ça a été aux songes d’arriver… J’ai préféré aller dormir plutôt que de voir la boucherie.    

    
Avant de me coucher, j’ai été embrasser ma fille. Elle dormait comme un bébé, la voir paisible était un soulagement. Elle a ouvert les yeux :    
« Salut, maman, m'a-t-elle dit, encore à demi-endormie.    
Coucou, ma puce.
Tout s’est bien passé ?  
Je t’expliquerai ça demain, en attendant dors, s’il-te-plaît. » Je ne voulais pas lui gâcher sa nuit, elle serait suffisamment triste demain.    
« Tim et Francis ne sont pas revenus, c’est ça ? Comme Léo ? » Ses yeux étaient humides, mais je ne voulais pas lui mentir. Je n'ai pas répondu.    
« Ce n'est pas de ta faute, je sais que tu fais ce que tu peux... ». Elle m'a souri, même si je sentais qu’elle se forçait.    
« Malheureusement, ce n’est pas toujours assez. Je te promets que ça n’arrivera plus ». En effet, j’avais pris la décision de partir seule à présent.    
« Je t’aime maman.   
Je t’aime, ma puce. »
En quittant la pièce, je l'ai entendue pleurer contre son oreiller.    

    
Je me suis écroulée sur mon lit, assommée par la fatigue. J’ai émergé tôt le matin afin de trouver un déjeuner aux petits, ils en auraient bien besoin pour surmonter la terrible nouvelle. J'ai réussi à trouver mon bonheur au sein d’une petite épicerie. Un véritable coup de chance : il y avait pas mal de réserves et de quoi vivre une ou deux semaines en rationnant. Enfin, le rationnement commencerait à partir de demain. Aujourd’hui, j'allais lâcher un peu de leste. J’ai chargé le tout dans la camionnette. On était en fin de matinée lorsque j'ai pris la direction de chez moi. Arrivant sur place, je me suis garée devant les portes. C’était étrange, l’hélicoptère avait disparu. Puis un vent de panique m'a secouée : la porte était défoncée. Je suis rentrée en trombe dans le bâtiment en hurlant chacun des noms des enfants, en hurlant le nom du mien. Il n’y a eu aucune réponse. L’endroit avait été retourné de fond en comble, les maigres réserves, pillées… J'ai repris espoir quand je me suis rendue compte qu’il n’y avait pas de cadavre non plus. C’était un enlèvement ! Il fallait que c’en soit un… J'ai glissé un couteau de la cuisine dans ma botte et suis partie sauver mes protégés.    

_____
    
Pendant des semaines, j’ai remué le moindre coin de cette putain de ville fantôme : interrogeant tout les survivants, pistant tous les véhicules, examinant tous les bâtiments pouvant accueillir autant d’enfants… Malheureusement, les très rares rescapés n’étaient plus que des ombres d’êtres humains. Des fous solitaires, de petits groupes paranoïaques ou même des sauvages… Durant cette période, de nombreuses choses me sont arrivées, mais ce n’est pas le sujet. Peut-être le raconterai-je un jour. Quoi qu’il en soit, c’est plus de trois mois après l’enlèvement que j’ai trouvé mes premières pistes. C’était dans un immeuble, le dernier appartement du dernier étage du bâtiment. J'ai été étonnée de trouver de l’électricité fonctionnelle. Probablement grâce à un panneau solaire ou à une éolienne, quelque chose comme cela. L’habitation était très grande, plusieurs chambres, un grand salon. Un 80m² au minimum. Une odeur épouvantable empestait le lieu, une odeur de pourriture infâme. Elle venait de la chambre du fond. Je m’y suis rendue et ai vu un homme étendu sur son lit, une boîte d’antidépresseurs vide et une bouteille de vodka à côté de lui. Le soleil éclairant la pièce avait accéléré la putréfaction du corps et les insectes se repaissaient déjà de sa chair morte. En fouillant l’endroit, j'ai rapidement trouvé une caméra à l’aspect usée.

L’homme tenait une sorte de journal intime relatant entre autres des moments de vie avec quatre enfants. Il y a décrit avec fierté comment il avait vaincu son songe. Une masse grouillante de vers voulant le dévorer. J'ai souris à l’ironie de la situation. Plus les vlogs (si je puis dire) avançaient dans le temps, plus le ton s’assombrissait. Les enfants étaient de moins en moins bien portant. Il confiait sa difficulté à trouver de la nourriture, sa peur des autres survivants, des rêveurs et l’approche de la puberté de l’aîné. L’ambiance au sein de la famille était extrêmement glaciale, presque explosive à mesure que le temps s'écoulait. Les conflits étaient réguliers et les maladies courantes. Puis, il a rapporté une crainte ramenée de son expédition quotidienne. Le père était avec son fils en quête de vivres lorsqu’ils ont remarqué un groupe de gens en treillis armés fouiller un supermarché. Les deux se sont fait remarquer puis poursuivre par les militaires. L’homme a été blessé à la jambe, mais ils sont tout de même parvenus à s’enfuir. Le type était visiblement désespéré, car sa blessure l’empêchait de sortir et son fils devait prendre le relais. Ce dernier tentait alors constamment de prendre l’ascendant sur son paternel. La nourriture s'est faite de plus en plus rare. Les enfants, de plus en plus faible. Puis un jour est venu où le fils est revenu de son expédition quotidienne avec autre chose que des conserves. Le commando était avec lui et s’est emparé des gamins. L’homme a essayé par tous les moyens de protéger sa progéniture, mais sans succès. Il s'est retrouvé seul, pleurant son impuissance. L’ultime entrée le dépeint lui, avec de la vodka et des médicaments, offrant une dernière confession à son très improbable public.    

    
Il était donc probable que ces types fussent les mêmes ravisseurs que ceux de ma fille. Qui plus est, il était possible qu’ils opérassent dans ce coin ou non loin d’ici. Il fallait que j’inspecte en détail cet arrondissement. Ce que j'ai fait méthodiquement. Cependant, ce n'est non pas dans le coin, mais dans un quartier adjacent que j’ai atteint mon but. Devant un immense magasin, sur une place dégagée, j'ai vu l’hélicoptère. Ce dernier était laissé seul, mais partiellement rempli avec des stocks de nourriture, vêtements et autres produits de nécessité.    

    
Je me suis infiltrée par une porte réservée au personnel, prête à bondir au moindre mouvement. Le lieu était très sombre et des bruits de gémissements brisaient le silence. Je me suis rapprochée d’un immense atrium, éclairé par un toit en verre en son centre. Celui-ci était recouvert d’une étrange toile d’araignée. Dans chaque endroit sombre, la toile s’était répandue si bien que tout passage était impossible sans couper. Le plus perturbant était que le tissu n’était pas fait de soie, mais de tendons et de chair. Elle suintait de sang et soutenait des cadavres à demi dévorés. Un songe éveillé. Ce n’était pas la première fois que j’en voyais un. Je ne savais pas pourquoi, les songes arrivaient parfois à s’émanciper de leur proie après l'avoir tuée. Je n’ai pas besoin d’expliquer à quel point ils sont dangereux.


J’ai observé la scène et vu des hommes en habits militaire empêtrés, emprisonnés dans des cocons de peaux et de pus. Je suis restée à bonne distance de la scène, contournant discrètement le centre afin d’atteindre ce que j’ai identifié comme un débarras. Les cris et hurlements des victimes me permettaient d’éviter de me faire repérer en masquant le bruit de mes pas. Dans ce qui avait été une boutique de chaussure, il y avait des sortes de grandes caisses faites en nerfs, en os et reliés par de la chair tendue. À l’intérieur, il y avait une immense quantité d’affaires appartenant aux victimes, très certainement. Pendant que je cherchais des armes, j'ai vu la bête immonde.


D’un angle sombre près du sommet, elle a surgi. Une araignée immense de plus de deux mètres ; une araignée croisée avec un humain. Ses pattes étaient immenses et son corps rabougri. Enfin, pas vraiment un corps, mais une immense tête parodiant celle d'un cinquantenaire. Des bajoues énormes, un nez minuscule, une petite barbe et des yeux complètement proéminent cernés de lunettes ronde à gros carreaux incrustées dans la chair. Les huit pattes étaient des jambes extrêmement poilues. L’extrémité était faite de mains griffues colossales complètement disproportionnées en comparaison avec le reste de la créature. Elle s’est tranquillement approchée d’un soldat terrifié et, à l’aide de ses griffes, l’a écorché délicatement afin d'en manger la peau. On aurait dit une sorte d’apéritif abominable. J'ai profité des hurlements pour chercher le plus vite possible une arme, et bingo, une kalachnikov chargée. Heureusement que ce n’était pas la première fois que j’en tenais une. 

Le monstre, après avoir goulûment consommé la moitié de l’épiderme, s’est arrêté. Il a ouvert la bouche et vomi une quantité astronomique de sang, et simultanément, à l’aide de ses pattes, a sorti des tendons et des nerfs du liquide qu’elle a tissés pour embaumer le pauvre gars. Je me suis cachée derrière un présentoir, ai ajusté ma cible et retenu ma respiration. Mes trois balles ont fait mouche. Les mains ont lâché prise et l’immondice est tombée au sol. Visiblement surprise et paniquée, elle s'est précipitée sur sa toile avec une agilité extraordinaire. Bien que je me fût caché, elle m'a repérée. En un instant, elle m'a craché du sang en ébullition tout en se déplaçant afin de se rapprocher de moi. Retranchée derrière mon abri plutôt long, je me suis décalée de quelques mètres. Je savais qu’elle n’avait pas remarqué, car le liquide continuait d’affluer, commençant à faire fondre le bois. Du bout de ma cachette, je me suis préparée, ai refait les gestes d’usage puis me suis relevée. La nouvelle salve a eu le même succès, bien que la chose fût en mouvement. Le cri qui a retenti était ignoble et profondément dérangeant. Elle s'est précipitée vers le sommet de sa toile et a sauté à travers la vitre. Je l'ai perdue de vue, je savais cependant,qu’elle ne reviendrait pas de si tôt. Pas avant de s’être remise de ses blessures.    

    
Je me suis approchée d’un des soldats encore conscient. C’était un jeune, même pas vingt ans.    
« Merci, merci, sauvez moi. Je vous en supplie ! m'a-t-il suppliée.    
Où est votre base ? » Mon ton était sec, cassant.    
« Je… Quoi ? Je ne peux pas vous le dire. Je vous en prie... » Il y avait de l’incompréhension dans ses yeux, puis un éclair de lucidité.    
« Je ne me répéterai pas, parle ou crève.    
Je parle et vous me libérez, d’accord ? » Ce petit con voulait négocier avec moi ? Quel culot !    
« PARLE, PETITE MERDE ! » Ma colère n'était pas feinte. J'ai sorti mon couteau, j’allais être moins gentille si ce connard ne répondait pas. Il a dégluti quand il a vu cela.    
« Nous sommes dans une ancienne usine reconvertie, au sud de cette position. Vous suivez la route et vous devriez voir une colonne de fumée, c’est là. Détachez-moi, pitié, je n’ai jamais approuvé les raids... ».    
Je lui ai tiré une balle dans la tête. C’est la seule sortie que je pouvais et voulais me permettre. Aucune de ces ordures n’allait s’en tirer impunément. 

Texte de Wasite